La Jeune fille et la mort.

par Anne MALHERBE

Ce n’est pas sans ingénuité que Florence Obrecht construit son univers. Elle donne en effet existence à des rêveries et à des fantasmes d’adolescentes sans chercher à cela de justification intellectuelle — ou tout au moins, sans laisser percer dans ses œuvres le fait qu’il puisse y en avoir.
Or c’est justement cette innocence, feinte ou réelle (et sa force, c’est qu’on ne parvient pas à savoir ce qu’il en est vraiment), qui donne leur charme étrange aux œuvres.
On est en effet confronté à des jeunes filles qui, telles des sirènes, nous attirent par leur grâce ou par leurs provocations. Déployant tout un attirail romantique et rock, glamour et gothique, elles cherchent à nous entraîner dans leur monde.
Celui-ci s’élabore sur des supports variés : peinture, dessins, objets, vidéos, installations. Ce qui signifie que nous ne disposons que de deux choix possibles : soit la résistance totale, soit l’abandon complet à l’imaginaire qui s’ouvre devant nous.
Les adolescentes qui s’y meuvent sont très contemporaines, autant par leur habillement que par leurs activités, et leur attitude visiblement libre et dépourvue de complexes.
Mais à cette immédiateté des images et à la fascination qu’elles exercent, s’ajoute aussitôt l’effet déroutant que provoque la diversité des techniques et des styles.

Florence Obrecht n’hésite pas en effet à compliquer les pistes.
Tantôt, avec ses Gymnastes par exemple, elle emploie un style graphique, dont le réalisme est mis au service de portraits précis de jeunes filles contemporaines. Tantôt, comme avec sa série de Baigneuses, elle va puiser dans l’histoire de l’art une référence particulière : ici, la Femme au bain de Rembrandt, qu’elle détourne au profit de l’autoportrait, sur des fonds qui, à chaque fois, relèvent d’un véritable mixage. Tantôt encore, avec ses ex-voto et ses bannières, elle se tourne vers la culture religieuse populaire.
L’univers de l’artiste est celui, patient, de l’araignée qui construit sa toile. Sa particularité est de choisir ses fils dans l’iconographie, les thèmes et les techniques des époques qui entrent en résonance avec ses propres préoccupations. Sélectionnés avec autant d’intransigeance que de parti pris, ils sont mis à plat et sont élaborés à niveau égal, sans préséance.
Il résulte de cela un univers extrêmement personnel, et pourtant nourri de références qui éveillent de multiples réminiscences chez le spectateur.

L’autre conséquence est l’effet de feuilletage propre à ces œuvres : chaque jeune fille, bien que contemporaine, est l’émanation de plusieurs époques, la descendante d’une jeune fille passée, voire sa réincarnation. Il y a, chez chacune d’entre elles, quelque chose de fantomatique, à savoir une part d’elles-mêmes qui n’existe pas entièrement ici et maintenant.
On éprouve, du coup, une sensation légèrement morbide, le même frisson que devant certaines œuvres de la période préraphaélite (d’ailleurs référence majeure de Florence Obrecht), telle l’Ophelia de J. E. Millais, ou la Lady of Shalott, de J.W. Waterhouse. Chez ces peintres, la précision hallucinatoire de la technique est mise au service d’une iconographie passée et d’histoires légendaires, qu’elle tente de rendre réels : à chaque fois, persiste ce décalage perturbant entre l’effort de réalisme et la certitude qu’il s’agit d’une réalité inaccessible.

Or les décalages structurent l’œuvre de Florence Obrecht. Ils sont sensibles en particulier dans la série des Bannières et des Ex-voto.
L’église catholique, autrefois, utilisait les bannières, brodées à l’effigie de saints, à l’occasion de fêtes. Les ex-voto, quant à eux, étaient offerts à un saint ou la Vierge Marie, en remerciement d’un vœu qui avait été exaucé. On en trouve encore dans des régions très pieuses, en Andalousie ou en Italie du Sud.
L’artiste a donné corps à cette survivance en réalisant ses pièces avec le même souci artisanal que les objets de la tradition. Broderies, galons et passementeries les ornent, comme ils l’étaient à la période baroque (époque qui en a suscité en abondance). Mais sur ces bannières et ces ex-voto, ce sont cette fois des jeunes filles d’aujourd’hui qui sont représentées. Leur attitude moqueuse contraste avec leur apparence angélique. Elles forment ainsi une procession de saintes oubliées ou déchues, qui ressuscitent une tradition, tout en la désacralisant sur un mode enfantin.

L’ornementation profuse, qui fait appel au registre religieux autant qu’à la culture adolescente, place les œuvres dans l’ordre du jeu : un jeu sérieux, qui tente de faire revivre des fastes anciens, mais aussi doucement caustique, car il sait que la résurgence ne passera pas les limites de l’imaginaire et du fantasme.

Le réenchantement que modèle l’œuvre de Florence Obrecht est ainsi doublé de son revers désenchanté. Un monde se dresse, avec ses jeunes filles, son décor et ses mythologies ; il tente de persister, par ses supports et ses techniques variés ; il cherche à lancer des ponts avec le réel — et pourtant l’ombre de la mort le retient.
On se demande finalement si ces adolescentes ne sont pas l’incarnation de l’imaginaire lui-même, joueuses, excessives, poseuses et provocantes, mais se dressant aussi comme des fantômes sur les ruines du temps.